ECOTIERRA : une approche holistique des défis de la production de café
TEXTE Joannie Bélisle & Philippe Larose
PHOTOGRAPHIES - ECOTIERRA
À tous les niveaux de la chaîne de production du café, des acteurs s’activent à proposer des solutions pour surmonter les défis qui les attendent. Depuis quelques années, ECOTIERRA s’affaire à mettre sur pied une solution holistique qui répond à l’ensemble des besoins des producteurs. Guillaume Nadeau, qui y est directeur général adjoint, nous explique : « Nous décrivons notre approche comme étant holistique, car nous n’affrontons pas qu’un seul élément de la chaîne de production, mais plutôt son ensemble. ». Les projets développés par ECOTIERRA aident au développement de petits producteurs en s’attaquant donc à plusieurs problématiques : la chaîne de valeurs, c’est-à-dire la traçabilité, le travail direct avec les fermiers, la qualité du produit et les différentes certifications; l’impact environnemental découlant du déboisement et de la dégradation des sols; et bien sûr, les enjeux qui impactent le plus les petits producteurs quant à la relève, les conditions de travail et la reconnaissance de leur labeur. Les enjeux à l’origine sont nombreux et ce genre d’initiative permet d’avoir des impacts socio-économiques et environnementaux, par rapport à une industrie qui doit à tout prix se remettre en question.
Les enjeux
Malgré une croissance constante de la consommation de café à travers le monde, le milieu de la production est confronté à des enjeux de plus en plus pressants. La crise issue d’une baisse significative du prix du café sur le C-market à l’été 2019 est révélatrice de la réalité des producteurs. Cette situation, qui oblige les fermiers à vendre leurs récoltes sous le prix de production, a d’importantes conséquences sur le terrain, la plus cruciale étant une perte d’expertise. Selon Guillaume, il devient de plus en plus difficile de convaincre les jeunes de pratiquer ce métier, sans compter le fait qu’il n’est pas rare de voir des fermiers encourager leurs propres enfants à ne pas prendre la relève. Dans le pire des cas, l’absence de revenu provoque tout simplement l’abandon des plantations ou le remplacement complet des cultures. En basse altitude, la caféiculture est souvent remplacée par le maïs, les légumineuses, ainsi que des fruits comme la banane ou la papaye, tandis qu’en haute altitude, on retrouve comme remplacement l’élevage bovin. Pour le moment, nous n’assistons pas à un abandon complet de la production du café, mais les conditions actuelles favorisent des habitudes agricoles aux effets de plus en plus néfastes. Afin d’obtenir un maigre profit, certains fermiers pratiquent la surutilisation rentable jusqu’à l’épuisement des terres. Cela occasionne un déboisement en bordure des plantations afin de créer de l’espace pour de nouvelles cultures, entraînant une mauvaise gestion de la terre ainsi que l’utilisation abondante de pesticides. En d’autres termes, ces méthodes peuvent sembler des solutions, mais elles s’avèrent nuisibles puisqu’elles ne sont effectives qu’à court terme. Résultat : la forte majorité des producteurs se retrouvent coincés dans un cercle vicieux; l’absence de capacité d’investissement rend impossible l’amélioration de la qualité de la production et de la productivité, ce qui entrave l’augmentation des revenus.
En plus de ces difficultés économiques, les changements climatiques sont un enjeu auquel les agriculteurs doivent faire face. Le caféier est une plante fragile, particulièrement vulnérable aux transformations météorologiques. L’augmentation de la température et de l’humidité favorisent la prolifération des maladies fongiques. La rouille orangée est un exemple spectaculaire de cette nouvelle réalité. En 2008, ce champignon portant le nom Hemileia vastatrix, s’est développé à une vitesse fulgurante sur l’ensemble du territoire de la Colombie. Malgré le fait que cet agent pathogène était alors considéré comme contrôlé suite à d’importantes luttes chimiques, dès 2013, on a observé qu’il se répandait dans le nord de l’Amérique du Sud et la majorité de l’Amérique Centrale. Encore aujourd’hui, les fermiers doivent jongler avec cette maladie qui a un impact significatif sur les récoltes.
Heureusement, beaucoup d’acteurs de l’industrie se sont mobilisés pour financer la recherche nécessaire à contrer ce fléau – dont l’introduction de variétés résistantes à la rouille – et une redéfinition des méthodes de production laisse présager un avenir meilleur.
Une entreprise sociale au service des petits producteurs
ECOTIERRA est né en 2011 et travaillait d’abord en collaboration avec des ONG, gouvernements et entreprises, à la réalisation de projets en lien avec l’agroforesterie, le financement carbone ainsi que le renforcement et support aux coopératives. « Mais aucun partenaire ne nous permettait de mettre en place l’entièreté de l’approche holistique que nous souhaitions déployer, afin d’avoir un impact maximal pour les petits producteurs, axé sur la durabilité. Nous avons donc eu l’idée un peu folle de créer un fonds, Urapi Sutainable Land Use Fund, dont ECOTIERRA est l’instigateur. Ce fonds est voué uniquement au financement de nos projets. », nous explique Guillaume. C’est donc en 2016 que l’idée de ce nouveau fonds voit le jour, pour ensuite être lancée officiellement à la COP (Conférence climatique internationale) de Bonn en novembre 2017. C’est grâce à cet outil économique – financé par des institutions financières hors de la filière café luttant contre la dégradation des sols – jumelé aux revenus provenant de mandats et contrats d’opération pour des tiers, que l’entreprise sociale a pu lancer l’opération de Café Selva Norte, un premier projet au nord du Pérou. Étant un important producteur mondial, l’industrie du café y génère des revenus pour plus de 223 000 Péruviens et représente près de 25% du marché d’exportation. En 2018, selon la International Coffee Organization, c’est 4 260 000 sacs de 60kg qui ont été exportés, totalisant une valeur d’environ 700 millions de dollars.
Plutôt que d’opter pour des dons, ECOTIERRA développe des partenariats d’affaires directement avec les fermiers et leurs coopératives, afin qu’ils puissent prendre en main leur production. Contrairement à un organisme à but non lucratif, chacune des composantes du projet génère des profits qui peuvent directement y être réinvestis. Ce modèle s’appuie sur les recherches de Muhammad Yunus, lauréat du prix Nobel de la paix de 2006, surnommé le « banquier des pauvres ». Selon cet économiste, le microcrédit est un moyen efficace d’aider les gens à s’extirper de la pauvreté. En consentant à autoriser un prêt à un individu n’ayant pas accès à une autre forme de financement, on lui permet d’améliorer la productivité de son entreprise et par le fait même, de faciliter son autosuffisance. Cette mise en place d’un partenariat oblige également l’équipe du projet d’être à l’écoute des producteurs afin de développer des projets répondant à leurs besoins.
L'usage du sol
À l’état naturel, le caféier est une plante d’ombre qui pousse à l’orée des forêts, sous des arbres qui le protègent des morsures du soleil. Bien que les fermiers aient tenté de conserver le plus possible cet environnement lors de la domestication du caféier, les plantations plein soleil ont fini par se généraliser il y a quelques décennies. En effet, ce type de culture a pour avantage d'accroître sensiblement la taille des récoltes. À court terme, cette technique semble un choix idéal, mais elle possède un coût environnemental qu’on ne peut plus se permettre d'ignorer. Étant particulièrement sensibles aux maladies et aux changements drastiques de température, les caféiers peinent à supporter l’impact d’un soleil direct à long terme. Les changements climatiques, qui causent des variations drastiques de température et favorisent la propagation des insectes et des maladies, causent des dommages encore plus importants aux arbres déjà devenus vulnérables à cause des cultures plein soleil. De plus, la monoculture peut être drainante pour le sol après quelques années. Ces terres appauvries en éléments nutritifs deviennent alors difficilement cultivables et sont abandonnées au profit de nouvelles terres déboisées.
Dans le cadre du projet Café Selva Norte, ECOTIERRA s’attaque à ce problème en proposant des modèles agroforestiers à leurs partenaires, prévenant ainsi la prolifération des maladies et augmentant la résilience des plantes face aux changements climatiques. Ces modèles sont essentiellement basés sur l’agriculture biologique, dans le but d’évoluer au fil des années vers des principes de permaculture. Guillaume nous rappelle qu’il faut « avancer au rythme des petits producteurs avec qui nous travaillons et leur offrir des options qui ne sont pas trop loin de ce qu’ils connaissent, ou de ce qu’ils voient chez leurs voisins et autres membres de la coopérative ». Le but est de travailler main dans la main et de progresser sans brusquer le travail des fermiers et de partager ces expériences positives afin de faire évoluer davantage les modèles et les techniques agricoles. De nouveaux systèmes agroforestiers sont donc développés sur des terres dégradées pour éviter la déforestation et ainsi récupérer ces sols.
En plus de ce modèle, un programme de plantation d’arbres a été mis en place afin de reboiser les terres environnantes et de créer de la diversité. Ces modèles de reboisements incluent généralement « deux à trois variétés de caféiers, ainsi que cinq à six espèces d’arbres, qui sont aménagées en fonction du terrain et de l’altitude ». Le but est de revitaliser et réorganiser les plantations de café en système agroforestier. Par le fait même, ECOTIERRA tente de convaincre les fermiers de modifier leurs productions par un modèle de plantation plus adapté aux nouvelles réalités climatiques. Cette modification apporte des avantages significatifs, telle une meilleure résistance aux grandes variations pluviométriques, ainsi que la multiplication d’arbres conservant mieux les nutriments du sol. Le tout est développé exclusivement en culture biologique, jusqu’aux fertilisants et traitements phytosanitaires. Si l’entreprise s’affaire à soutenir ses partenaires dans la production du café, elle les accompagne aussi à l’étape de transformation et de commercialisation.
La mise en marché à travers la chaîne de valeur
La transformation de la cerise est une étape primordiale dans la mise en valeur du café. En général, au Pérou, le lavage et le séchage des cerises et des grains sont faits sur la plantation même. Il est courant de voir une station de lavage (wet mill) par famille ou voisinage, ce qui permet de regrouper quelques productions vers une seule installation et ainsi d’éviter les quatre à six heures de route les séparant d’une station. Une fois le café séché, il est ensuite acheminé vers les coopératives, qui à leur tour, doivent s’assurer de trier, contrôler le taux d’humidité et décortiquer mécaniquement les grains pour passer du café parchemin (pergamino ) au café vert (oro ), alors fin prêt à être exporté. Cette dernière étape de transformation permet d’écosser les grains et de les départir de la fine couche argentée qui les recouvrent, le tégument. Le problème avec les installations déjà en place, est qu’il est difficile de garantir quel lot sort du moulin, ce qui entraîne deux principales conséquences : d’une part, les lots sont mélangés et difficilement identifiables, ce qui complique dès le départ une garantie quant à la traçabilité du grain; d’autre part la qualité d’un café peut en être affectée, car il risque d’être mélangé à des grains de mauvaise qualité à travers lesquels l’on retrouve parfois même des cailloux. Quand on sait à quel point il peut être important d’identifier un lot de grande qualité pour en retirer un maximum de bénéfices, il est facile de comprendre pourquoi le mélange des productions peut avoir un effet négatif sur le revenu des fermiers.
La construction d’infrastructures fait donc partie du deuxième volet du projet Café Selva Norte. Grâce au financement d’Urapi, les producteurs sont en mesure de se procurer l’équipement nécessaire à l’installation de leur propre moulin regroupant les coops partenaires du projet, ce qui aide grandement à leur travail.
Ceci permet également une meilleure traçabilité et garantie de la qualité de chaque lot. De plus, ces équipements sont dotés d’une technologie plus efficace qui assure des conditions de travail plus sécuritaires pour les employés. D’ailleurs, les coopératives se retrouvent, dès le départ, en partie propriétaires du moulin.
L’aide apportée aux fermiers ne s’arrête pas là et se manifeste de différentes manières : des experts sont disponibles pour faciliter la vente de tout ce qui est extrait des installations; des effectifs sont également déployés dans le secteur tertiaire pour mettre en valeur les produits des partenaires; et finalement, ECOTIERRA assure aux producteurs une présence dans les foires commerciales. L’entreprise sociale met à disposition une équipe de commercialisation qui vend le café – ainsi que les crédits carbone – exposant les impacts socioéconomiques et environnementaux du projet. Cette mise en valeur des produits est promue à travers leur propre marque de commerce, ElevaFinca. La création d’une marque de distribution, agissant comme « entremetteur », permet : d’une part aux producteurs et aux coopératives de signer les contrats directement avec les importateurs et les torréfacteurs; et d’autre part, aux acheteurs d’avoir accès à des cafés provenant de projets à l’origine, financés par des fonds dédiés. En d’autres termes, ElevaFinca agit pour faire le lien et faciliter la communication entre les producteurs à l’origine et l’acheteur de grain vert, le tout dans une idée d’alliance et de partenariat. Ceci permet à ECOTIERRA de couvrir la chaîne entière de production, et de s’assurer de la cohésion au sein de cette dernière.
Composante carbone
Grâce au modèle d’agroforesterie et aux actions de reboisement mis en place, l’entreprise sociale est éligible à l’obtention de crédits carbone. Le projet carbone d’ECOTIERRA est certifié VCS (Verified Carbon Standard, d’abord validé par Ecocert, puis certifié par Verra), ce qui génère des crédits carbone compensatoires. Les revenus engendrés par ceux-ci sont directement réinjectés dans les autres volets du projet, ce qui facilite la mise à disposition d’un soutien technique aux producteurs. Pour calculer un crédit carbone « on doit prendre en compte le principe d’additionnalité, soit que le projet doit générer un changement, et c’est ce changement qui est calculé. Donc dans nos projets, nous générons des crédits de carbone par la plantation d’arbres et par la conservation de forêt. », nous apprend Guillaume. En ce qui concerne la conservation, la génération de crédits carbone se calcule par la différence entre le taux de déboisement des régions avant, et la réalité suite à l’implantation du projet. Les crédits générés par ces actions sont ensuite vendus par l’équipe d’ECOTIERRA et réacheminés vers les producteurs partenaires pour être réinjectés de façon circulaire dans les autres volets. De plus, les émissions de GES du transport nécessaire à l’exportation des grains verts par ElevaFinca, sont entièrement compensées avec ses crédits carbone.
Les spécialistes d’ECOTIERRA appuient également les producteurs dans l’adoption de mesures plus environnementales. Cette aide aux fermiers leur donne accès à de l’information – à travers l’assistance technique ainsi que des formations – sur des méthodes permettant d’améliorer l’efficacité de leur culture ainsi que la production d’un café de meilleure qualité. Ainsi, un cercle vertueux se met en place, où le développement d’un modèle écologique générant de l’argent peut être ensuite réinvesti dans l’amélioration de ce même modèle. Le développement d'une chaîne du café respectueuse des fermiers et de l'environnement est au coeur du projet mis en place par ECOTIERRA. C’est d’ailleurs pourquoi ils ont développé le logiciel Minka, afin de cartographier les activités sur le terrain; chaque plantation est géoréférencée pour faire un suivi en temps réel des revenus, de la productivité et de la performance. Jumelé au contrôle de qualité en laboratoire, ceci permet de cibler les besoins de chacun des producteurs.
Se concentrant dans les régions de Cajamarca et Amazonas, le projet Café Selva Norte compte actuellement six coopératives, regroupant au total quelque 2 000 petits producteurs.
Les besoins locaux étant la préoccupation centrale d’ECOTIERRA, les méthodes diffèrent en fonction des régions d’interventions. Par exemple, leur prochain projet, qui se met actuellement en place dans la Sierra Nevada, dans le nord de la Colombie, se déploie autour de besoins qui diffèrent légèrement de ceux des producteurs du nord du Pérou. Par exemple, le financement d’équipement pour la production de miel – besoin nommé par les producteurs eux-mêmes – sera ajouté au microcrédit.
Cette approche permet ainsi d’être réellement à l’écoute des producteurs. Sachant à quel point cette équipe a une réponse efficace aux défis de la production de café, le nombre de projets risque de se multiplier dans les années à venir. Des projets du même genre sont actuellement en phase de développement au Honduras, au Nicaragua et dans le centre du Pérou. Le tout, dans l’espoir de rendre cette industrie agroalimentaire plus verte et plus durable.